Les Jeudis de la Sorbonne / Art Contemporain - Actes 2003 "Arts savants, arts populaires et Industries culturelles :"
A l'occasion de la sortie de son dernier livre "l'art à l'état gazeux" Yves Michaud est venu participer aux "Jeudis de la sorbonne" le 13 mars 2003 sur le thème: "Art Contemporain : Frontières Mobiles"
Auteurs :
- Yves Michaud : Professeur de philosophie à l'université Paris I Panthéon Sorbonne, Chargé de la programmation de l'Université de tous les savoirs et auteur de " l'Art à l'état gazeux, essai sur le triomphe de l'esthétisme ", son dernier ouvrage.
- Olivier Jacquet : artiste-graffeur, rédacteur en chef et responsable d'édition du magazine graff it !
- Geoffroy de Francony et Georges Ranunkel : co-fondateurs de www.ArtFloor.com, site de vente d'Art contemporain en ligne.
Les arts visuels contemporains seront interrogés au sujet de la variété de créations et des pratiques actuelles, rarement mise en valeur par les institutions. Nous étudierons les causes de leurs catégorisations et questionnerons les rapports qu'entretiennent ces diverses productions artistiques. Rapports de hiérarchie, de clivages ou d'opposition que l'on constate entre les Arts dit savants ou populaires et l'industrie culturelle. Ces trois univers semblent bien distincts, nous tenterons de mieux les découvrir grâce à Yves Michaud, Olivier Jacquet, Geoffroy de Francony et Georges Ranunkel, pour ensuite discuter des passerelles possibles entre ces différentes catégories.
L'art contemporain est souvent présenté comme un art d'élite, un art savant. Selon vous ce jugement est-il justifié ?
Yves Michaud :
Il faut en premier lieu s'interroger sur ce que signifie "contemporain". Certaines personnes ont une idée bien précise de ce qu'est l'art contemporain et considèrent digne de ce nom uniquement ce qui est marquant, fort, transgressif, d'avant-garde ou que sais-je encore. Ma position est assez différente, selon moi, est contemporain ce qui se fait aujourd'hui et dans un passé proche que je situe entre cinq et huit ans. En quelque sorte, ma définition privilégie la notion d'actualité et inclut aussi bien des pratiques élitistes ou élitaires que des pratiques populaires. Prenons l'exemple du statut des graffitis et du graphisme dans l'espace urbain, sur lequel je m'interroge depuis longtemps. Evidemment parler d'art contemporain au sens élitiste du terme serait inadapté. Pour autant, les classer dans les "arts populaires" serait insatisfaisant. Il n'en reste pas moins que ce se sont des pratiques contemporaines avant tout. Tout dépend de la référence qu'on adopte pour déterminer le sens de "contemporain". Si l'on se situe dans la perspective de l'art du vingtième siècle et de la tradition moderne, qui est une tradition des avant-gardes, des ruptures et des avancées, alors on donne à l'art contemporain un sens restrictif, distinct de l'art populaire, et l'on peut par-là même parler d'art d'élite. En revanche si l'on prend en compte que le vingtième siècle est révolu, que ce régime de l'art moderne, des avant-gardes, des révolutions formelles et plastiques est terminé, on considèrera que l'art contemporain réunit toutes les productions artistiques d'un moment présent, depuis la peinture des salons des PTT ou des cheminots jusqu'aux actions encore avant-gardistes et catégorisées élitistes.
Seuls 9% des Français sont allés voir au moins une fois au cours de l'année une exposition d'art moderne ou contemporain, quelles sont selon vous les principales raisons de ce désintérêt de la population française ?
Yves Michaud :
Je ne suis pas certain que ce soit une question de désintérêt. Et ceci pour des raisons qui sont propres à la France, mais aussi à l'idée de l'art moderne depuis le 19ème siècle, c'est l'idée que l'art devait s'adresser à tout le monde. C'est un thème que j'avais abordé de façon critique dans mon livre de 1997 "La Crise de l'art contemporain". L'art était envisagé comme un facteur de communication culturelle, de rassemblement, éventuellement de cohésion sociale et politique. Dans cette voie, la politique culturelle française -pas exclusivement celle de la gauche, puisque cela a commencé très largement avec André Malraux- a voulu constituer une sorte de religion collective de l'art, donner une base démocratique à la fréquentation culturelle, celle du Grand Art. On peut toujours estimer navrant que seuls 9 % des Français s'intéressent à l'art contemporain, mais pour ma part je pense qu'il s'agit d'une comédie. Cette vision de l'art comme producteur de solidarité, de consensus et de communauté, cela me semble très largement être une utopie. A ce propos le sous-titre de mon ouvrage de 1997 était "Utopie, démocratie et comédie". Je ne vois pas pourquoi l'art contemporain devrait concerner tout le monde. Après tout aller voir de l'art d'avant-garde est peut-être par essence une pratique minoritaire et élitiste. Lorsque Gertrude Stein ou Kahnweiler collectionnaient les Picasso, dans les années 1910-1911, ils étaient marginaux, il n'y a à cela rien d'étonnant au regard des productions de l'époque. Il est bien connu qu'en général les collectionneurs sont des personnalités atypiques, qu'ils agissent en raison de prédilections personnelles et des larges moyens financiers dont ils disposent. Pour ces raisons, il paraît compréhensible qu'il ne soit pas donné à tout le monde d'être un amateur d'art d'avant-garde. Encore une fois, je ne vois pas pourquoi l'art contemporain élitiste devrait avoir une base populaire large ou faire l'objet d'un consensus démocratique. Je serais plus soucieux de voir des programmes télévisés de qualité, plutôt que l'on incite les gens à aller voir des choses étranges auxquelles ils ne s'intéressent pas vraiment, et ceci très normalement, puisqu'elles ne s'adressent qu'à des initiés. J'aurai plutôt tendance à me féliciter de cette désaffection. L'art n'a pas à être un service public, ni une religion d'état. Chaque fois que cela s'est produit, ce fut assez apocalyptique, car il faut bien se souvenir que des formes d'art collectif profondément partagées ont existé, et cela en général dans des pays totalitaires et autoritaires. Il y avait un art extrêmement rassembleur aussi bien en Union soviétique que dans l'Allemagne nazie, très apprécié du peuple, et cet art n'était pas pour autant dénué de qualité. Simplement je ne suis pas convaincu de l'intérêt de faire l'unité sociale sur l'art. C'est pourquoi la faible représentation du public de l'art contemporain ne me gêne absolument pas, je pense que les recherches élitistes existent toujours pour des "happy fews", des privilégiés.
Selon vous, la différence entre arts savants et arts populaires est réellement perçue par le public ou est-ce essentiellement une opposition nourrie par les professionnels de l'art ?
Yves Michaud :
Certes, cette opposition est perçue par le public, puisque qu'il se montre parfois ironique, critique ou sarcastique à l'égard d'un art qu'il qualifie implicitement d'élitiste. Mais bien souvent elle n'est pas du tout perçue, tout simplement par ignorance, en raison de la faible fréquentation des lieux d'exposition. Ce qui m'interpelle le plus aujourd'hui est l'indifférence constatée à l'égard de certaines pratiques, indifférence pacifique plus qu'hostile. Lorsque je dirigeais l'école des Beaux - Arts, j'avais été saisi d'un projet par deux de mes étudiants, qui souhaitaient créer une œuvre d'art in situ. Leur idée consistait en la plantation de coquelicots sur une gigantesque butte de terre située dans un terrain vague en banlieue parisienne. Or sur ce même territoire des graffeurs, qui avaient déjà investi le lieu, se retrouvaient pour peindre. Dans ces circonstances, il a fallu gérer le rapport entre mes deux artistes d'avant-garde des Beaux - Arts, et les graffeurs d'art populaire d'Ivry. Il y avait en réalité un mépris mutuel certain, qui a donné lieu à une légère agressivité étant donné que chacun était persuadé de servir le seul et vrai art. Finalement cette confrontation s'est soldée par une coexistence pacifique et silencieuse. Cette anecdote est à mon sens une intéressante métaphore de ce qui se passe aujourd'hui dans la société : les pratiques artistiques coexistent avec tiédeur et indifférence. Pour revenir à la question de la perception de ce phénomène par le public, il me vient à l'esprit une publicité, dans les pages de fin d'un illustre magazine féminin, pour une installation de l'artiste Anna Laura Alaez, s'intitulant "Beauty Cabinets" présentée au Palais de Tokyo. On pouvait y voir des visages maquillés, c'était absolument indissociable d'une publicité lambda pour un produit cosmétique. Mon intérêt se porte sur cette dérive, cette fusion, cette coexistence. Je ne sais pas ce que la lectrice y a vu, comment elle l'a perçu, si même elle l'a perçu, mais cela me semble assurément être une pertinente illustration de la situation actuelle.
Les arts urbains et le graffiti en particulier revendiquent leur appartenance aux "arts populaires". Est-ce en terme de public, de pratique ou bien n'y a-t-il pas indissociabilité entre le niveau de production et celui de la réception par le public?
Olivier Jacquet :
En réalité c'est principalement une question de terminologie. En général le mot "art" est une qualification attribuée par des professionnels, c'est simplement une définition venant de l'extérieur, professionnel et tout public. En ce qui concerne les initiés, ceux qui pratiquent le graffiti, qu'on appelle graffeurs, graffiteurs ou encore artistes dans certains cas, il est vrai qu'ils revendiquent essentiellement leur statut de peintre et de créateur, tout simplement. Dans cette perspective, parler d'art populaire n'a rien d'une erreur, d'ailleurs le graffiti est souvent décrié comme tel, pour ma part je le considère comme une culture urbaine, une culture à part entière.
Quelle position occupent le graffiti et les arts urbains dans l'environnement de l'art contemporain ?
Olivier Jacquet :
Il convient de rappeler tout d'abord que le graffiti est constitué de deux tendances majeures, relativement parallèles. Il y a la tendance dite "vandale", qu'on appelle génériquement le "tag", qui est avant tout une forme de vandalisme, et par conséquent difficilement acceptée par le public puisqu'elle consiste à prendre sans autorisation préalable un mur ou un endroit public ou privé pour support. Cette tendance révèle un désir de reconnaissance sociale, une démarche identitaire qui passe par le geste quasi - primitif de vouloir peindre sur un mur avec ses mains, dans la rue. La bombe aérosol est un prolongement de la main, c'est un outil moderne idéal. Dans les cités et dans les villes de banlieues, c'est un moyen accessible et attractif pour exprimer ce que l'on ressent et transmettre un message. A côté de cela, il existe un courant plus esthétique, décoratif, artistique et de ce fait relativement toléré, qu'on appelle le "graffiti-artist", qui justement rejoint une partie de l'art contemporain.
Ainsi, les artistes graffeurs vont dans des terrains vagues pour s'exercer avec le souhait de progresser dans leur technique, dans leur approche esthétique, dans leur jeu de couleurs. Au fil du temps, ils explorent différentes tendances et enrichissent leurs références. Il faut savoir que le graffiti offre plusieurs techniques : on peut par exemple associer la bombe aérosol avec le pinceau ou d'autres éléments des arts dits académiques.
A ce propos, quelles différences observez-vous entre la pratique sur mur et la pratique sur toile ?
Olivier Jacquet :
La pratique sur toile est une composante du graffiti-artist. Néanmoins elle ne correspond qu'à une minorité de graffeurs, elle est en quelque sorte réservée à une élite, un microcosme dans le milieu du graff, qui est déjà une microsociété au sein de la société elle-même. On peut citer quelques noms célèbres aujourd'hui dans le milieu du graffiti, notamment des pochoiristes comme Miss Tic ou Jérôme Ménager. Tous deux sont issus du milieu du graffiti et côtoient la rue. Le souci de liberté et d'indépendance est ce qui caractérise fondamentalement le graffiti et le distingue d'autres pratiques artistiques. C'est sans doute pour cette raison que la peinture sur toile n'est en aucun cas une priorité ou un but ultime : l'activisme de rue ne rejoint la toile que lorsque l'artiste en ressent vraiment l'envie et qu'il souhaite légitimement vivre de son art. Toutefois, aujourd'hui le marché de l'art et les professionnels ne s'intéressent pas encore à ces gens qui ont des valeurs créatives très intéressantes, et il faut reconnaître que ces artistes ne sont pas réellement cotés.
La reconnaissance par le milieu de l'art est-elle recherchée par les graffeurs et lorsqu'elle a lieu, ne perdent-ils pas leur crédibilité au sein du milieu du graffiti ?
Olivier Jacquet :
Je ne le pense pas, car le graffiti -toutes tendances confondues- est avant tout une volonté d'exhiber ses productions. C'est une école de la rue, nourrie par l'état d'esprit du HIP-HOP, qui est une façon d'être, de partager ses idées, de se rassembler en collectivité pour faire avancer les choses. C'est un milieu ouvert à tous, une culture de l'initiative et de la spontanéité, qui ne nécessite pas de condition sociale particulière. La rue est le moyen le plus efficace pour se faire connaître du passant et du grand public. Malheureusement aujourd'hui les autorités publiques n'ont pas envie de cautionner des pratiques qu'ils n'arrivent pas à contrôler. Cette répression vise les deux tendances, vandale et artistique, les tags comme les graffitis. Dans ce contexte de crise du développement de la peinture aérosol, il est compréhensible que certains graffeurs se tournent vers les galeries, démarchent auprès de certains festivals ou acceptent des commandes de sociétés privées. Cela leur apparaît naturellement comme des issues possibles.
Georges Ranunkel, quelles étaient vos motivations en fondant ArtFloor ?
Georges Ranunkel :
La fondation d'ArtFloor, il y a deux ans, est partie de motivations assez personnelles. J'étais amateur d'art et je souhaitais collectionner depuis longtemps. Je ne faisais pas partie de ce milieu professionnel et je ne possédais pas les moyens financiers nécessaires pour assouvir ce désir. Toutefois, je connaissais quelques artistes, ce qui me permettait d'acheter des œuvres sans passer par un intermédiaire. De son côté Geoffroy De Francony, mon associé, connaissait aussi beaucoup d'artistes et ne savait pas comment les aider à diffuser leurs œuvres. L'idée d'origine est née d'un double constat de l'état actuel du marché de l'art. D'un côté les galeries proposent peu de jeunes artistes, du fait de coûts de structure assez élevés et parce que les galeristes veulent conserver et suivre leur équipe d'artistes, par conséquent ils en intègrent rarement de nouveaux. Etant donné qu'ils travaillent essentiellement avec des artistes déjà cotés, les prix sont rédhibitoires pour des amateurs qui ne sont pas encore disposés à investir 5000 euros dans une oeuvre. D'un autre côté, les artistes ont peu de débouchés au sortir de l'école, ils sont peu nombreux à être pris en charge par un galeriste prêt à prendre des risques et qui bien souvent ne tarde pas à augmenter considérablement le prix de leurs œuvres. De plus, pour un jeune artiste la démarche auprès des galeries n'est pas un exercice facile, surtout quand elle se solde par un refus. Le projet ArtFloor est né de ce constat et de l'opportunité offerte par Internet. Cet outil rend possible la proposition d'œuvres aux prix d'atelier car les coûts de structures sont moindres. ArtFloor dispense les artistes de démarcher auprès des galeries et leur permet d'avoir quand même un retour du public. Nous avons reçu 1400 dossiers et avons effectué une sélection d'une quarantaine d'artistes, notre but est que dans les deux ans qui suivent, ils arrivent à entrer sur le marché de l'art. En fait nous nous situons en amont des galeries.
Quels sont vos critères de sélection, le caractère esthétique ou décoratif des œuvres n'est-il pas primordial ?
Geoffroy de Francony :
Nous avons bien entendu des critères de qualité esthétique et technique que nous évaluons ensemble selon nos considérations personnelles, mais nous accordons aussi beaucoup d'importance aux qualités de l'artiste, sa personnalité, son discours et son dynamisme. En fondant Artfloor, nous avons décidé de prendre des risques, ce qui signifie travailler avec des artistes dont les œuvres nous plaisent, même si elles ne sont pas cotées. Nous écoutons et assumons nos jugements de goûts pour la sélection et nous l'affinons au fil du temps. Des œuvres décoratives sont bien sûr proposées sur le site, mais aucune ne sont purement esthétisantes, cette notion est très relative et ce n'est pas ce qui nous intéresse.
L'impératif marchand peut-il vous encourager à vous séparer d'artistes, en cas de mauvais résultats de vente, et plus largement peut-il être un danger pour la création ?
Geoffroy de Francony :
Lorsque nous avons remercié des artistes, ce n'était pas causé par de faibles ventes mais plutôt par de mauvaises relations avec eux, l'erreur est toujours possible. Certaines œuvres du site ne se vendent pas, on doute qu'elles soient achetées un jour, mais elles nous plaisent et nous leur offrons la possibilité d'être vues du public. Evidemment, il ne faut pas faire preuve d'hypocrisie, Artfloor est un site marchand qui fonctionne bien, nous aidons les artistes à faire le lien entre l'art et l'argent, en revanche le manque de vente n'est pas une cause de rupture. L'impératif marchand est présent, mais il n'est en aucun cas une obsession. Notre but premier est de promouvoir de jeunes artistes en leur donnant la possibilité de continuer à créer, nous les conseillons également dans leur travail et nous les soutenons moralement. Cet échange avec eux est bien plus passionnant que l'aspect marchand. En ce qui concerne le public nous n'avons pas la prétention de démocratiser la culture, toutefois nous souhaitons rendre plus accessible l'accès à la collection. Il existe peu d'amateurs d'art contemporain et ce n'est pas notre site qui va faire sensiblement augmenter le nombre, en revanche, lorsque des amateurs explorent le site, ils ont souvent envie de collectionner par la suite. Manifestement les galeries ou les institutions sont effrayantes pour un grand nombre, le site est plus accueillant
Comment analysez-vous l'évolution du marché de l'art et de ses acteurs ?
Yves Michaud :
Le système des galeries est actuellement extrêmement bien structuré, il est lié par des rapports institutionnels, économiques et de pouvoir. Ce système est organisé et se divise souvent géographiquement par style, époque ou tendance. Son principal point faible est le vieillissement, les galeries vieillissent avec leurs collectionneurs et finissent par disparaître. Peu de galeries se transmettent, car elles sont liées à des collectionneurs, des critiques, des professionnels de musées, c'est un système clanique. Il se trouve que dans notre société, les différenciations entre goût populaire et goût d'élite deviennent de moins en moins perceptibles et sont de plus en plus mises au défi. Elles sont remises en cause par l'afflux de publics de plus en plus diversifiés. D'une part on a assisté à la revendication de tous les groupes sociaux à pouvoir communiquer leur propre goût. Cet éclatement a encouragé certains à s'exprimer plus facilement, à afficher leur identité culturelle, sans nécessairement passer par les chemins classiques de la reconnaissance, ce qui a favorisé l'augmentation considérable du nombre d'artistes. D'autre part, nous sommes dans une société marchande, ce qui a entraîné l'industrialisation de la production de biens culturels. Nous sommes face à un système où ce n'est plus la rareté qui prime, mais plutôt les mécanismes commerciaux de sélection, d'offre et de marketing utilisés pour les produits de consommation ordinaires. Il y a donc deux facteurs : la démocratisation des goûts -celui de l'élite n'est plus dominant- et la production industrielle des biens culturels qui justifie des stratégies de démarchage et de communication. Dans les années 70, on n'aurait jamais jugé un travail sur portfolio, on allait rencontrer les artistes à l'atelier, on prenait le temps de discuter mais cela correspondait à une époque où le nombre d'artistes potentiel était très faible, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
Quel regard portez-vous sur le phénomène d'apparition de sites de vente d'art contemporain en ligne ?
Yves Michaud :
Une galerie en ligne est certes plus ouverte, il est plus facile d'y entrer et d'en sortir mais elle fonctionne comme les galeries traditionnelles : le même problème se pose toujours lorsque l'on devient prescripteur, il ne s'agit pas seulement de suivre ses goûts, il faut également miser sur les bons artistes. Acheter une œuvre bon marché est séduisant mais le collectionneur aspire toujours à ce que la cote monte. Je pense notamment à certains artistes très prometteurs dans les années 70-80, qui ont assez bien réussi en France mais qui n'ont jamais acquis une dimension européenne. Ils n'ont pas eu l'ambition, le feu sacré pour être des artistes de grande envergure. Il ne suffit pas d'avoir du talent, il faut encore savoir s'entourer et adopter les bonnes stratégies.
Est-ce selon vous ce manque de stratégie qui est responsable du faible rayonnement de l'Art français dans le monde ?
Yves Michaud:
On dit souvent que les Français n'ont pas acheté d'art moderne parce qu'ils étaient un peu réactionnaires, mais la vérité est toute autre. En fait Ambroise Vollard avait choisi une stratégie de vente aux Etats-Unis, il savait que l'argent et le goût moderne étaient là-bas, il n'avait donc pas besoin d'aller persuader les Français riches mais récalcitrants d'acheter de la peinture impressionniste ou néo-impressionniste puisqu'il la vendait déjà fort bien aux Américains. Si toute la grande peinture de la fin du XIXe siècle se trouve aux Etats-Unis c'est parce qu'il y a énormément vendu. Il a ouvert un marché, c'est ce qui a fait sa force.
Ce que je reproche aux galeries, et qui fait leur échec relatif, c'est d'avoir recherché une reconnaissance uniquement française, avec en filigrane l'idée d'une France forte de ses institutions et de ses musées en oubliant que notre pays est un petit hexagone qui représente aujourd'hui peu de choses dans le monde de l'Art. Par exemple Simon Hantaï, que l'on présente comme un digne successeur de Jackson Pollock, et dont l'œuvre est effectivement estimable, n'est finalement connu ni dans le reste de l'Europe, ni aux Etats-Unis. Il pourrait éventuellement être récupéré comme une curiosité locale de l'histoire de l'art. A l'inverse j'ai écrit récemment la préface d'un livre sur Antoni Tapiés, c'est un Catalan de l'Espagne franquiste, il était donc contraint de faire connaître son travail hors du territoire national et a pour cela construit patiemment une stratégie de diffusion, avec l'aide de galeristes notamment, ce qui lui a permis d'avoir une envergure européenne. Pour autant il n'a pas percé sur le marché de l'Art américain, parce qu'il est extrêmement verrouillé. Il faut donc une stratégie économique et commerciale, pertinente à long terme.
Pourquoi les arts urbains sont-ils si peu intégrés dans le système de l'art actuel ?
Yves Michaud :
Le graffiti possède de nombreuses caractéristiques permettant de reconnaître une pratique artistique. C'est notamment une pratique expressive, relativement coordonnée à l'intérieur d'un groupe. Sa particularité, qui fait sa force et sa rareté, est de ne pas toujours créer en référence à un public, une réception, une audience. En revanche si cet art n'est pas reçu dans le système officiel de l'art contemporain, c'est qu'il est éminemment stéréotypé. Il recoupe en ce sens certaines formes primitives d'art, comme elles, il joue avec les règles sans trop s'en écarter et approfondit tous les moyens du médium. Le graffiti est effectivement très répétitif, il est limité par son médium, ses surfaces et par le geste même. Cette forme d'art n'est pas recevable dans le cadre intellectuel d'un art fondé sur la rupture, le déplacement et l'originalité à tout prix. Cette difficile intégration du graffiti dans le système de l'art n'a rien d'étonnant puisqu'il développe des valeurs totalement différentes. Néanmoins lorsqu'il se rapproche de ce milieu, c'est soit sur la manière d'un devenir savant de l'art populaire comme ce fut le cas avec Basquiat, soit en incorporant une dimension de stéréotype publicitaire tel que l'œuvre de Keith Haring.
Le milieu des arts urbains se caractérise par son ouverture, quel regard portez-vous sur le monde de l'art contemporain, système qui fonctionne en vase clos ?
Olivier Jacquet :
Ce système me dérange un peu, je ne comprends pas que le marché de l'art attende qu'un artiste soit très âgé ou même décédé pour avoir le privilège d'être reconnu. Aucun risque n'est pris et le talent ne semble pas être le premier critère de sélection. Il est anormal que si peu de confiance soit accordée aux jeunes artistes et que les stratégies marketing soient aussi présentes.
Lorsque les graffeurs entrent dans le système des galeries, ils saisissent vite qu'il est élitiste et peu accessible, ils prennent conscience des rouages et des contraintes que ce système implique. Ils dépensent donc moins d'énergie à démarcher auprès des galeristes puisque le graffiti est avant tout un art urbain, c'est à dire gratuit pour les passants. Cet art se développe dans des structures industrielles, des terrains vagues, il n'y a pas la même obsession d'être vu du public.
Les galeries encouragent un certain immobilisme, qui est en contradiction avec les arts urbains. En ce qui concerne la promotion et la communication, les médias qui traitent des cultures urbaines tentent de mettre en relation les différentes spécialités de l'art urbain, c'est à dire l'affiche, les stickers, les pochoirs, les graffitis, les mosaïques…En prenant possession de la rue, la communication est directe, les œuvres font d'elles-mêmes la promotion de la culture urbaine.
Si le graffiti est un art populaire, il n'est pas toujours très apprécié de la population, comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Olivier Jacquet :
Il est vrai que les graffitis ne sont pas toujours désirés, mais lorsque les graffeurs débutent, ils ont tendance à prendre des supports "dangereux", c'est une manière de transgresser les règles, d'être subversif. Ils testent les limites et prennent conscience par la suite des devoirs et des règles à respecter. Malheureusement, il n'y a pas assez de lieux autorisés pour s'exprimer, cette culture est grandissante, mais elle n'est pas encore assez prise en compte par l'Etat, c'est à déplorer car je pense que le graffiti fait partie intégrante de l'histoire de l'art contemporain. Les dérives existent bien sûr, mais la répression étant trop forte les différentes tendances s'affrontent et les limites ne cessent d'être repoussées. Dans ces extrêmes, le souci esthétique disparaît derrière l'enjeu : la prise de risque. Malgré ces problèmes, les gens commencent à prendre conscience qu'il ne s'agit pas que de vandalisme et parviennent à le différencier de productions réellement artistiques.
Comment se positionne ArtFloor.com dans le système des galeries ?
Georges Ranunkel :
L'aspect galeriste de notre activité mérite quelques précisions. Notre démarche est à la fois très différente et très proche de celle d'Ambroise Vollard. En effet, nous ne nous comparons pas à une galerie traditionnelle mais avons un rôle similaire à celui que Vollard pouvait jouer au siècle dernier, c'est-à-dire trouver directement des acheteurs, ouvrir un marché, inventer une stratégie. Nous sommes en amont des galeries, notre but est justement d'aller dans les ateliers d'artistes, puisque les galeries d'aujourd'hui n'ont plus le temps de le faire, et de trouver avec nos moyens, ceux qu'on juge être des artistes de talent et qui n'ont pas encore été confrontés au système du marché de l'art. La comparaison avec Vollard est pertinente dans le sens où le travail de la galerie consiste à savoir où l'on peut vendre. Aujourd'hui, ce qui est le cas pour peu de galeries, le tiers de nos ventes est parti aux Etats-Unis, où l'on entend fréquemment dire que l'art français est très peu apprécié, et pourtant sur 150 œuvres vendues l'an dernier, une cinquantaine est partie Outre - Atlantique, ce qui nous incite à croire que la jeune création française y est estimée, même si il s'agit d'artistes encore peu coté.
Comment les artistes se rendent-ils accessibles sur le marché du graffiti ? Comment contacter un artiste graffeur et lui passer commande ?
Olivier Jacquet :
En tant que média, le magazine pour lequel je travaille est une structure intermédiaire entre le tout public et les artistes ou sociétés d'artistes graffeurs. Nous sommes habilités à transmettre leurs coordonnées pour que les personnes intéressées par leur travail puissent entrer directement en relation avec eux, et qu'ils puissent ensemble établir un devis. Dans ce cas, la démarche est assez simple. Mais aujourd'hui, beaucoup de choses restent à faire en matière de communication, d'organisation et de diffusion de la culture du graffiti. Graff'it ! et les autres médias spécialisés dans ce mouvement ne font qu'ouvrir une voie, et il n'y a à mon sens que des personnes issues de ce milieu qui peuvent vraiment le faire progresser et être à l'écoute de la demande. Et, effectivement aujourd'hui les demandes affluent de toutes parts. Autant Calvin Klein nous contacte pour organiser des journées de performance de graffiti en public, autant on a affaire à des commandes plus basiques de particuliers ou de sociétés qui souhaitent faire appel au talent d'artistes que nous soutenons. Il est vrai que les contacts s'établissent relativement facilement, mais il n'existe pas encore de répertoire ni d'annuaire des professionnels du graffiti, il n'y a guère que l'IRMA -Institut de Ressources sur les Musiques Actuelles- qui pense éditer un répertoire de graffeurs reconnus. Finalement, la rue reste la meilleure des galeries pour se faire connaître et reconnaître.
On assiste au début du vingtième siècle à l'émergence de l'abstraction, avec laquelle le goût de l'élite cesse d'être majoritaire, et à l'apparition des arts décoratifs et appliqués, dans lesquels le point de vue du praticien s'efface au nom de celui de la société. Ne pensez-vous pas que l'échec relatif de la démocratisation culturelle de l'art contemporain était, de ce fait, prévisible et reste finalement sans solution, dans le sens où le design et les arts décoratifs ont pris le relais de la mission sociale de l'artiste ?
Yves Michaud :
Je traite ce sujet dans mon dernier ouvrage "l'Art à l'état gazeux, essai sur le triomphe de l'esthétique", je considère que sous la pression de la démocratisation des goûts ainsi que la montée des valeurs de la production industrielle de biens culturels, nous assistons à la vaporisation de l'art. La société est aujourd'hui envahie par les valeurs esthétiques, celles du design, de la chirurgie esthétique, de la beauté. Face à ce phénomène, l'art en tant que producteur d'objets est dans une situation de plus en plus inconfortable, il est contraint d'adopter des stratégies pour être identifié et reconnu comme de l'Art contemporain, du Grand Art. Ce " triomphe de l'esthétisme " sur l'" art gazeux " n'est pas particulièrement paradoxal si l'on prend l'exemple de l'industrie de la cosmétique, système de mise en marque de ce qui est à la fois gazeux et parfumé.
Dans "l'Art à l'état gazeux, essai sur le triomphe de l'esthétique", vous développez la thèse selon laquelle plus la société s'esthétise, plus l'Art se vaporise. Pensez-vous que ce constat est définitif ou existe t-il des issues possibles ?
Yves Michaud :
Le premier constat est que l'art moderne et son régime spécifique sont terminés, ils ont disparu avant la fin du XXe siècle, plus précisément à la fin des années soixante dix. Ce régime a commencé vers 1905-1906 et était caractérisé par un artiste démiurge, de grandes œuvres ouvrant des brèches, ainsi que des mouvements d'avant-garde avec des perspectives, des visions globales, politiques et sociales. Cette tendance s'est essoufflée à l'époque post-moderne. On est alors entré dans un nouveau régime de l'Art, celui de l'expérience esthétique, qui tend à se fondre avec le nouveau régime de notre expérience sociale, celui du culte de la beauté et du design par exemple. Si l'art devient effectivement vaporeux, cela signifie que les musées, les institutions, les centres d'art ne sont plus utiles, or je constate qu'il y'en a de plus en plus. Je me suis interrogé sur ces deux phénomènes contradictoires et je pense que de même qu'il y a un changement d'expérience esthétique, il y a peut-être aussi un changement du concept de l'art. Celui-ci peut-être lu de plusieurs manières, il y a un concept comme virtuosité, comme connaissance et illumination ou comme expression de ce qu'il y a de plus profond dans la subjectivité humaine, il en existe bien d'autres encore. Cette prolifération de lieux d'art me rappelle le concept darwinien de l'art comme signification d'identité. Pour Darwin l'art n'inspire aucune émotion, simplement il explique à quelle tribu ou espèce nous avons à faire. Je pense qu'aujourd'hui l'art redevient un moyen de signifier les identités. Le changement d'expérience esthétique est accompagné d'un retour de la notion d'art comme non expressif, non métaphysique, non grandiloquent et non démiurgique mais comme la manifestation des identités.
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Cet article a été rédigé à partir d'une conférence publique donnée le jeudi 13 mars 2003, lors du cycle de conférences "Les jeudis de la Sorbonne" consacré au thème "Arts savants, Arts populaires, industries culturelles".
Ce cycle de conférence est organisé par le second cycle de Conception et mise en œuvre de projet culturel et l'IUP Métiers des Arts et de la Culture de l'Université Paris1 Panthéon-Sorbonne.
Cette conférence intitulée "Arts contemporains : Frontières mobiles" a été organisée et transcrite par Fanny Brocard, Sonia Descamps, Elsa Faucillon et Laetitia Poustay.
Bibliographie:
Theodor W. ADORNO : L' art et les arts, 2002, Desclée de Brouwer.
Pierre BOURDIEU : La distinction : critique sociale du jugement, 1979, Éditions de Minuit.
Arthur C. DANTO : La transfiguration du banal : une philosophie de l'art, 1989, Editions du Seuil.
Olivier DONNAT : Les pratiques culturelles des Français : enquête 1997, 1998, Ministère de la culture et de la communication. Département des études et de la prospective / la Documentation française.
Les amateurs : enquête sur les activités artistiques des Français, 1996, Ministère de la culture et de la communication. Département des études et de la prospective.
Clement GREENBERG : "Avant-garde et Kitsch" in Art et culture : essais critiques, 1989, Macula.
Jean-Louis HAROUEL : Culture et contre-cultures , 1994, Presses universitaires de France.
Nathalie HEINICH : Le triple jeu de l'art contemporain : sociologie des arts plastiques, 1998, les Éditions de Minuit.
L'art contemporain exposé aux rejets : études de cas, 1996, Jacqueline Chambon.
Yves MICHAUD : L'artiste et les commissaires: quatre essais non pas sur l'art contemporain mais sur ceux qui s'en occupent, 1989, Jacqueline Chambon.
La crise de l'art contemporain : utopie, démocratie et comédie, 1997, Presses universitaires de France.
L'art à l'état gazeux, essai sur le triomphe de l'esthétique, 2003, Stock.
Raymonde MOULIN: L'artiste, l'institution et le marché, 1992, Flammarion.
L'institution arbitre des valeurs esthétiques, entretien avec M. Bouisset, 1993, Art Press n°179.
Kirk VARNEDOE : High & low : modern art, popular culture, 1990, Museum of modern art, H. N. Abrams.
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